Osmane Redouane, militant et leader syndical, lutteur pour la démocratie, nous a quittés prématurément. Les problèmes nationaux et sociaux sont toujours là, mais son exemple aussi.
Présent dans les mémoires, il symbolise le renouveau de la conscience socliale des classes et des couches laborieuses et déshéritées.
Sa disparition n’arrêtera pas, elle inspirera même un nouvel élan, conforté par le capital de luttes qui a commencé à fructifier au fil des années. Comment comprendre autrement l’hommage rendu et la ferveur exprimée dans son quartier natal par ses compagnons venus de tout le pays pour ses obsèques ?
L’évènement ne se mesure pas au seul nombre des hommes et des femmes de tous âges, qui l’ont accompagné massivement à sa dernière demeure. Sa portée ne se mesure pas seulement aux you-you et aux applaudissements des groupes compacts qui sur les balcons et les trottoirs exprimaient leur émotion et leur affection au disparu, façon d’exprimer aussi leur indignation des tracasseries officielles et policières au cours de ces obsèques.
Je voudrais souligner en premier lieu cette dimension humaine. L’hommage des larges foules a révélé leur sensibilité à une qualité précieuse en ces temps de tristes moeurs politiciennes. Hommes et femmes ont salué avant tout la pureté des motivations et un esprit de sacrifice fondé sur le coeur et la raison. Car Osmane, sans renier son appartenance partisane, a réussi à la transcender, pour s’ouvrir et pour ouvrir un champ de lutte encore plus rassembleur, capable de faire émerger un mouvement démocratique et de progrès encore plus large et plus puissant. Il a dû en payer le prix comme victime de la répression policière et de l’acharnement judiciaire, il l’a payé aussi malheureusement de sa santé, en s’impliquant jusqu’à l’épuisement.
L’EVENEMENT REVET UNE PORTEE POLITIQUE EXCEPTIONNELLE
Il contraste avec l’état de la scène politique algérienne actuelle, avec ses confusions, ses divisions, ses démarches arrivistes et opportunistes, à l’ombre opaque des rivalités au sommet des appareils d’Etat qui échappent aux citoyens et qui tentent de les soumettre à la résignation.
L’évènement est même historique par rapport aux quinze dernières années de tragédies et de crises. Les composantes les plus actives de la société civile sont parvenues après de dures années à faire irruption sur la scène publique d’une nouvelle manière. Non pas à travers émeutes ou alignements clientélistes, mais d’une façon claire et transparente, unitaire et rassembleuse, responsable et dynamique. Tout le contraire des bassesses et des contorsions politiciennes qui ont usurpé la scène politique, Bab el Oued avait marqué par sa fougue populaire le tournant historique des manifestations patriotiques de décembre 1960. Ses hommes et ses femmes se dressent cette fois sur le terrain social, après avoir été aux premières loges des révoltes dévoyées d’Octobre 88 puis de la décennie 90. Les engagements de sa jeunesse lors des inondations catastrophiques se sont confirmés à un niveau de conscience plus élevé. Le long terme et l’expérience ont fait leur démonstration dans l’opinion, relayés par le patient travail de fourmi de militants syndicaux et associatifs de différents horizons
Il a fallu cette disparition d’un militant syndical désintéressé, lucide et audacieux, pour faire éclater dans une soudaine clarté à la masse des salariés et des simples gens, la grandeur des luttes persévérantes initiées auparavant par le CLA et les autres organisations autonomes. Des luttes porteuses d’encouragements à tous ceux qui cherchent des solutions vraies aux problèmes angoissants de leurs familles et du pays.
LES MOUVEMENTS ORGANISES DES TRAVAILLEURS ONT LAVE CES DERNIERES ANNEES UNE DOUBLE HONTE
La première est la trahison ouverte de nombreuses hiérarchies parachutées dans la centrale UGTA soumise à la corruption et aux pressions antisociales du pouvoir.
La deuxième honte est celle des agissements antisociaux et antidémocratiques pervers, camouflés au début des années 90 sous une phraséologie se voulant radicale. Leurs auteurs ont cherché à culpabiliser et décourager les luttes sociales conscientes et organisées des travailleurs des villes et des paysans.
La triste entreprise fut engagée par les inspirateurs de la démolition du PAGS et d’autres formations nationales, pour venir à bout de leur autonomie combative et de l’attachement de leurs bases sociales à leurs intérêts légitimes. L’entreprise fut facilitée par des complaisances actives ou passives, l’aveuglement ou les naïvetés parmi ceux qui avaient vocation de défendre une si précieuse autonomie même dans les circonstances les plus difficiles.
L’opération de démobilisation sociale fut l’instrument d’enjeux inavoués de pouvoirs sous couvert des situations d’urgence et de « lutte contre l’intégrisme ». Autant de prétextes qui ont servi trois objectifs convergents de manipulation et de division. Les trois axes d’agression contre les travailleurs et les couches populaires ont cherché à se justifier par un modernisme fallacieux. Les trois ont été désastreux pour le sort des travailleurs, leurs intérêts et leurs luttes légitimes, En premier lieu, en faisant taire la voix des travailleurs, il s’agissait de bloquer les processus de démocratisation dans le pays tout entier, la démocratie étant qualifiée de « luxe » pour des pays « attardés » comme le nôtre. La justification par la « modernité » a rejoint dans ses conséquences pratiques son symétrique ou son complément, dans les prétentions archaïques du « takfir » intégriste, pour qui la démocratie n’est qu’un « koufr » étranger à l’islam.
OFFENSIVES ANTISOCIALES SOUS PRETEXTES IDENTITAIRES
Le second axe d’agression contre l’unité et la solidarité des travailleurs a consisté à aiguiser les rivalités fondées sur leurs différences de sensibilité identitaires, qu’elles soient à caractère religieux, linguistique ou de mode de vie. L’une des manifestations médiatiques les plus caricaturales de ce point de vue, fut un appel à partager l’Algérie entre deux grandes communautés, l’une jugée rétrograde et l’autre regroupée autour d’un pôle « moderne », symbolisé et dirigé évidement par le pouvoir autoritaire et ses appareils.
Si cette aberration a connu heureusement en janvier 92 un fiasco immédiat et retentissant, il faut reconnaître que ses versions plus « soft », plus insidieuses, ont continué à avoir cours. Les dérives identitaires ont prospéré sur le terrain des différenciations sociales et des inégalités générées par la gestion socio-économique désastreuse qui accablait les couches laborieuses ou sans-travail ainsi que les régions du pays les plus déshéritées. Résultat global : il s’est construit d’un côté plus ou moins confusément un élitisme se voulant démocratique et moderniste. Lui-même d’un autre côté fut confronté à des populismes empruntant leurs slogans souvent obscurantistes à des références prétendument islamiques.
Les modèles invoqués par les uns et es autres se trompaient quant à la société algérienne en cours d’émergence et quant à ses besoins vitaux aussi bien en respect de la diversité qu’en exigences de cohésion nationale. Une confusion fatale a été alimentée des deux côtés : d’une part confusion entre un républicanisme hégémoniste se réclamant du laïcisme (tout en jouant machiavéliquement la carte du fondamentalisme) et une vraie laïcité démocratique ; et d’autre part confusion entre islamisme intégriste et vraie théologie islamique de libération.
Sur un terrain préparé aux intolérances par trois décennies de pensée unique autoritaire, les modèles d’exclusion ont contribué à approfondir des fossés objectifs et subjectifs parmi les forces vives du pays et du monde du travail. Une espèce d’Algérie à deux vitesses, une fracture dans la nation s’est instaurée et s’est rapidement aggravée par la jonction entre la mondialisation néolibérale et les cercles qui chez nous lui ont préparé et ouvert le chemin.
QUAND LE CAPITALISME SAUVAGE EST GLORIFIE
Il y eut en effet un troisième axe d’agression contre le monde du travail et les couches déshéritées, et en définitive contre l’intérêt de l’édification nationale. L’agression a consisté dans la glorification du modèle néolibéral de mondialisation, présenté comme la seule issue moderne et de sauvetage de l’économie algérienne, gravement mise à mal par les « restructurations » destructrices du temps de la présidence de Chadli.
Un aperçu de cette orientation fut présenté comme génial par un quotidien du matin aux débuts des années 90. Il s’agissait pour l’Algérie, selon ce projet, de s’engager audacieusement sur les traces du modèle des USA. Les populations algériennes vivraient sans doute de grandes souffrances, était-il précisé sans état d’âme. Mais ou bout de plusieurs générations l’Algérie émergerait comme grande puissance industrielle. Cette dissociation de l’économique et du social, ce mépris du sort des citoyens actuels et à venir, ne seront plus réitérés publiquement avec la même connotation cynique (ils avaient été précédés quelques deux ans auparavant par les malheureux cris de joie des mêmes cercles « modernistes » dans la presse, lorsque fut décrétée la « libération » des prix des produits de première nécessité, vitaux pour les couches les plus pauvres. Mais dans les faits, ce fut l’orientation officielle dominante, à la faveur notamment de la montée conjointe du terrorisme intégriste et de l’état d’urgence sécuritaire.
L’orientation néolibérale a fait pâmer d’admiration des sociologues et autres intellectuels « organiques ». Elle n’a pas fait le bonheur d’une industrialisation et d’un développement agricole tombés en panne. Elle fit surtout le bonheur des profiteurs de l’économie à caractère spéculatif, improductif et bureaucratique. Elle accéléra une dépendance grandissante allant jusqu’à des projets de soumission aux monopoles internationaux, comme l’illustrent les luttes encore vives autour du statut des hydrocarbures nationaux.
SEULE LA RESISTANCE OUVRE LA VOIE A LA LIBERTE ET AU DEVELOPPEMENT
Tenant compte des évolutions mondiales, il n’était pas certain au départ que la résistance nationale à l’ensemble de ces attaques serait assez forte pour susciter de grands espoirs. Bien des voix s’étaient élevées pour justifier le scepticisme et livrer les clefs de l’Algérie au néolibéralisme mondial et à ses satellites locaux. L’aggravation insoutenable des conditions de vie contrastant avec les embellies des premières années d’indépendance, l’expérience acquise au fur et à mesure tant à l’échelle nationale qu’en écho aux résistances nationales et sociales dans le monde, tout cela a permis aux travailleurs algériens et à leurs organisations autonomes de commencer à se relever et d’envisager avec plus d’espoirs leur légitime contre-offensive pacifique, énergique et responsable, en union avec toutes les forces saines du pays.
Les forces saines sont diverses et se trouvent partout, à condition de les juger aux actes, au-delà des seules professions de foi. Unir dans l’action autour de leurs aspirations et revendications concrètes, c’est l’intérêt commun des travailleurs et des Algériens honnêtes. Ils peuvent être manuels ou intellectuels, hommes ou femmes, civils ou militaires, salariés ou entrepreneurs, arabophones ou berbérophones, « barbus » ou « laïcs », avec ou sans foulard, « stal.s » ou « trotskars ». Le syndicalisme autonome, unitaire et démocratique en a administré la preuve dans les faits.
UNE VALEUR SUPRÊME
A quel rythme se feront les décantations et les jonctions entre toutes ces forces saines et potentielles où qu’elles se trouvent, dans les institutions, les sphères politiques, les mouvements associatifs ou spontanés ? A quel rythme se construiront aussi les jonctions efficaces et souhaitables entre les courants de démocratie et de justice sociale au grand Maghreb, autour de la Méditerranée et dans le monde ? Cela dépendra des efforts conscients déployés dans ce sens. Il est déjà tard, les dégâts nationaux et mondiaux sont déjà grands. Mais il n’est pas trop tard. L’hommage rendu à Bab El Oued par les jeunes et la population à Osmane Redouane, un des valeureux fils et militants du pays, est venu rappeler et réhabiliter aux yeux de tous ses frères et soeurs d’Algérie la valeur suprême commune aux couches exploitées et opprimées : leur solide unité d’action.
Elle est à construire en permanence au delà des diversités idéologiques et politiques. C’est en définitive l’arme la plus importante sur laquelle ils peuvent et doivent compter, celle qu’ils doivent forger sans relâche, avec l’esprit ouvert et vigilant.